Qu’est-ce qu’un curating diasporique ?

par Benoit Jodoin

À la suite d’une collaboration au OFFTA, en 2022, le collectif Phorie a invité l’écrivain Nicholas Dawson à collaborer à la production d’une exposition sous le thème de son choix. Suivant la proposition de rassembler des artistes travaillant aux intersections de l’expérience diasporique et des affects, il fallait réfléchir et inventer une pratique curatoriale diasporique. Les fragments qui suivent livrent les apprentissages qui ont mené à cette invention.

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Le curating diasporique reprend la conception de la diaspora développée par Stuart Hall qui, dans son texte « Identité culturelle et diaspora », se détourne de la définition du motorganisée autour d’une origine précise et commune et du rêve partagé de la recouvrer. Il écrit à propos du mot « diaspora » : « J’utilise ce terme ici métaphoriquement et non littéralement. » C’est-à-dire qu’il pense l’expérience diasporique « dans le ventre de la bête », comme ce qui a à voir avec « l’expérience de la dispersion et de la fragmentation qui est celle de toutes les diasporas forcées », loin d’une recherche de plénitude imaginaire et d’unicité de l’identité. Pour Stuart Hall, « diaspora » est discontinuité, rupture, hétérogénéité, diversité, hybridité, créolisation. C’est une esthétique : faite de croisements, de découpages, de mélanges, elle est fondamentalement génératrice d’un flot d’inventions perpétuelles. Ainsi on pourrait définir le curating diasporique comme une pratique commissariale faite de mouvements qui créent des liens. 

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S’il est une forme littéraire qui serait de façon inhérente diasporique, ce serait fort probablement le micro-récit, ou small stories, comme les appelle la théoricienne littéraire Magali Nachtergael. C’est qu’elles sont fragmentaires, diffuses, désarticulées, génèrent du sens en demandant au lecteur ou à la lectrice de les assembler pour « recomposer une trame [qui se tient] à partir d’éléments sémiotiques hétérogènes ». Lorsque rassemblés, par exemple dans un espace d’exposition, les micro-récits facilitent la production de narratifs,  de la même manière que l’expérience diasporique, au sens de Hall, génère sans cesse des narratifs de l’identité en convoquant des idées, des images, des objets, des récits. 

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Le curating diasporique se comprend comme la mise en circulation de micro-récits de toutes sortes (citations, impressions, commentaires, textes, cartels, images, projections, textiles, documents, etc.) pour susciter l’invention de narratifs. Chaque œuvre est composée de micro-récits. Chaque œuvre est un micro-récit. Chaque exposition est un micro-récit. Chaque visite est un micro-récit. Ce texte est un micro-récit.


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Au plus simple, on peut dire que le curating diasporique accueille des micro-récits diasporiques sous toutes ses formes en même temps qu’il cherche à soumettre le faire-exposition à ce qui caractérise l’expérience diasporique. L’hybridation, la dispersion, l’anti-essentialisme, l’hybridité, l’assemblage, le devenir, le positionnement, l’appartenance, la communauté et la décolonisation se transforment en une méthodologie curatoriale expérimentale qui vise à faire circuler des fragments narratifs de vies diasporisées. 


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Pour Franz Fanon, « le monde colonial est un monde compartimenté ». En ce sens, adapté au « monde » de l’exposition, il semble que la décolonisation est un jeu sur ces compartiments, un refus de les reconduire. Le curating disaporique intervient dans tous les champs de la pratique curatoriale, des réseaux sociaux à l’espace physique, en passant par les studios de création et la matérialité affective des artistes et travailleur·euses culturel·les impliqué·es. Il propose un brassage changeant, ambivalent, entre des discours, des espaces, des personnes, des cultures. 


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Nombreuses sont les personnes qui ont récemment rappelé, haut et fort, l’origine étymologique du curating, le latin curare : prendre soin. Si le care est effectivement concerné par la curation disasporique, ce n’est certainement pas pour prétendre que l’exposition ou l’institution qui le reçoit sont des safe spaces. Loin de ce que Elke Krasny et Lara Perry ont appelé le « care washing », nous convoquons ce mot pour rappeler l’incapacité du monde dans lequel nous pratiquons d’être véritablement soigné. Le curating diasporique engage une conscience de l’entre-deux du soin, sans centre ni périphérie, sans origine ni destination. L’éthique disasporique est une conversation qui mène à un compromis et à de nombreux aveux d’échecs. 


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Le curating diasporique travaille avec des appartenances mises en souffrance par la hiérarchisation des cultures, par la violence coloniale, ses manières d’exclure, d’exploiter, d’isoler. C’est pourquoi, quand il s’énonce, il évite la tonalité enthousiaste et positivement toxique des discours curatoriaux normaux tout autant que le romantisme de l’inclusion multiculturelle. L’horizon diasporique n’est pas une ligne droite. C’est un fragile va-et-vient dont il faut prendre le temps d’écouter la musique dissonante.


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Parce que l’« espace diasporique » n’est ni la maison ni l’ailleurs, mais un entre-deux, l’accrochage n’aboutit pas à un résultat final, pas plus que les œuvres ne trouvent dans l’exposition leur destination ultime. Il faut accepter que l’art se crée entre les lieux, entre les langues, entre les médiums, on dirait « en chemin ». Elles ne sont que de passage, en expansion au contact d’autres, dans l’élaboration d’une communauté à venir. Ce curating est sans domicile fixe.


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La diaspora ne connaît pas de langue unique. Elle ne connaît que des déplacements entre les langues, comme en témoigne le mot anglais « curating » qui n’existe au Québec dans son plein sens que dans la migration d’une langue à l’autre. La diaspora vit entre les langues, comme elle vit entre ses formes d’expression.


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Tout territoire a un potentiel diasporique, mais toutes les personnes ne l’habitent pas de façon diasporique. Pratiquée en terres colonisées comme celle de l’Île de la Tortue, le curating diasporique prend en compte la complexité de sa présence dans un lieu, de ce qu’il lui apporte, sans le dominer, mais en cherchant à susciter l’émergence de communautés affectives plurielles.


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De la même manière qu’une exposition à propos d’expériences diasporiques ne concerne pas que les personnes partageant cette même expérience, le curating diasporique n’engage pas que les personnes issues d’une immigration récente. Même s’il est évident que les implications politiques et affectives sont différentes pour les personnes blanches, ces dernières trouvent dans cette pratique, notamment, de quoi en finir avec l’arrogance culturellement acquise de se sentir collectivement, identitairement, naturellement chez soi, de quoi faire le deuil de la pureté, de l’homogénéité, de la singularité de l’origine. Ce curating reconnaît dans l’exposition élargie une occasion à saisir pour toustes de réfléchir à ce que signifie sortir de ce faux sentiment de confort identitaire, reconnaître la différence entre celleux qui ont été forcé·es de le faire et celleux qui ne l’ont pas été, fragiliser une appartenance au territoire nationonaliste, et enfin améliorer les conditions de partage de ce territoire en troquant l’idéal universel pour le pluriversalisme. Ainsi, la posture de retrait par humilité performée que condamne Audre Lorde, du type « Je ne peux pas vraiment enseigner la littérature des femmes Noires, leur expérience est si éloignée de la mienne », ne saurait se défendre ici, car la diasporisation des territoires habités est une responsabilité collective.


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Oeuvrer à la diasporisation de l’exposition permet de participer à « un changement radical dans la manière de voir le monde, à l’opposé de la vision classique nationaliste, assimilationniste et téléologique, ou bien [à] une transformation radicale du monde lui-même qui serait devenu plus postcolonial, déterritorialisé, mondialisé, transculturel et transnational. » Le message d’une exposition diasporisée est moins la performance de la vertu d’inclusion qu’une reconnaissance de la différence qui dessine les chemins qu’il reste à parcourir.


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En invitant l’écrivain et chercheur Nicholas Dawson a commissarier sa première exposition, en imaginant une structure d’autorité déléguée du curateur (Nicholas) et de ses assistants (nous), le collectif Phorie n’a pas pour autant accueilli un étranger chez lui. Bien que mieux intégrés au milieu des arts visuels que l’auteur, nous n’y étions pas à l’aise dans la galerie qui nous a gracieusement accueillis. Ainsi notre engagement à répartir le poids du travail concret et à aller trouver des réponses ne s’est pas fait sans maladresses, la charge de travail de Nicholas s’est avérée plus lourde que prévue, et nous avons rencontré quelques limites connues de l’hospitalité : accueillir l’autre dans une culture qui n’est pas la sienne, se retrouver dans une situation où le coût affectif de la vulnérabilité n’a pas été également partagé, etc. Au travers de cette structure imparfaite, affectée justement, depuis laquelle le collectif Phorie a appuyé Nicholas dans sa curation diasporique, les rôles se sont avec le temps clarifiés. La pratique curatoriale diasporique brouille la verticalité du maître et de ses assistants vers un rôle transversal, exercé différemment selon ses compétences et son standpoint, celui d’être facilitateur·rice de rencontres.


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Le curating diasporique ne refuse pas la fonction d’auteur du ou de curateur·rice. Parce qu’il ne s’agit jamais de donner préséance à un micro-récit sur un autre, il se présente pour ce qu’il est, c’est-à-dire un tour de plus dans la spirale des récits qui accompagnent les vies et les expériences. Nous croyons que chaque forme artistique porte en elle une forme en devenir à saisir, dans le regard, dans la lecture, en parole, en photographie, etc. Le rôle de l’auteur·rice n’est pas celui d’une tête d’affiche. Il est celui, hasardeux, inconfortable, de cellui qui assume pleinement la vulnérabilité de la création par relais de formes.  En ce sens, le curating diasporique est toujours ce qu’on a appelé le commissariat d’artiste : cette pratique reconnaît le potentiel d’une œuvre à susciter d’autres formes à venir, dont l’exposition n’est qu’une performance parmi d’autres.


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Enfin, en complément de ce que propose Stuart Hall, la diaspora conçue comme une méthode curatoriale n’est pas qu’une métaphore, car elle a pour première ambition d’aménager des conditions de visibilité des vies diasporisées dans leur matérialité. Cependant, cette pratique est riche d’une approche littéraire sensible aux politiques de la forme, qui tout à la fois rassemble pour mettre en évidence et se disperse pour distribuer son pouvoir d’agir. De ce fait, le curating diasporique ne nie jamais la réalité de la métaphore, y compris dans sa capacité à susciter de l’inconfort. Pour le dire avec les mots de Ipek Demir, les études diasporiques pensent la diaspora à la fois comme être et comme devenir.

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Ces récits qui nous forment - Nicholas Dawson

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