Affections diasporiques

Commissariat de Nicholas Dawson avec le collectif Phorie

Exposition présentée du16 janvier au 15 mars 2025 à la SBC galerie d'art contemporain

Rassemblant les œuvres des artistes Hamza Abouelouafaa, Gem Chang-Kue, Francisco-Fernando Granados, Poline Harbali et Laïla Mestari, Affections diasporiques donne à lire, à voir et à entendre les récits diasporiques comme des micro-récits en mouvements. Cette proposition commissariale, le fruit d’une collaboration entre l’écrivain Nicholas Dawson et le collectif Phorie, propose de penser les diasporas comme des espaces producteurs d’expériences affectives, des constellations mouvantes, instables, qui provoquent des transformations des sujets migrants et de leurs cultures – des diasporisations.

Artistes

Hamza Abouelouafaa
Gem Chang-Kue
Francisco-Fernando Granados
Poline Harbali
Laïla Mestari

Playlist

Chansons à la mémoire d’être aimés ou d’une relation amoureuse

Le collectif récolte les chansons pour en faire une playlist collective durant l’exposition. Écrivez-nous pour nous partager les vôtres!

Ces récits qui nous forment

À propos de nos Affections diasporiques

par Nicholas Dawson

« Siempre hacemos política con una exposición, ya que es un relato de imágenes que sale de la imagen y modifica así sus propias condiciones. »

Kekena Corvalán,
Curaduría afectiva

Je suis né au Chili, immigré au Québec à l’âge de 4 ans, me suis inconfortablement construit comme un Québécois en entretenant plus ou moins secrètement avec le pays natal (surtout avec la culture et la famille de mes origines, et par extension l’idée même des origines) une relation compliquée, traversée de méfiance, de peur, de solitude et de honte. C’est en retournant au Chili, plus d’une décennie après notre départ initial, que j’ai compris les nœuds que l’exil a causés en moi, dans mon identité culturelle et nationale, mais aussi sexuelle, familiale et politique. J’ai passé le reste de ma vie à observer les structures de ces nœuds, à essayer de les apprécier (dans tous les sens du mot : observer, comprendre, aimer), à leur donner des formes et un sens qui ne reconduisent pas la violence que l’on reçoit lorsqu’on s’aperçoit, à 17 ans, que la langue maternelle est celle que l’on maîtrise le moins, que les désirs et les rêves ne correspondent pas à la culture d’où l’on est né·e, que l’on est hanté·e de souvenirs épars, nourris non par des grands récits des origines, mais par une série de ruptures qui ont le pouvoir de fragiliser la mémoire, de la trouer. J’ai rapidement compris que l’expression artistique m’aiderait à effectuer ce travail, parce que l’art permet d’approcher ces grandes questions et ces grands concepts en impliquant tout ce qui me constitue comme humain : mon corps, ma mémoire, ma psyché, ma pensée, mes sens, ma créativité, ma place dans le monde, mes valeurs, mes luttes, mes émotions. Surtout, l’art m’autorisait à m’inventer les récits culturels et identitaires qui me convenaient et qui, je l’espère, arrivent à provoquer des discussions comme le font les contes, les anecdotes et les ragots. « A story is told to invite talk around it », écrit Trinh T. Minh-ha (2011, p. 15). Au-delà des catégories disciplinaires, un récit c’est une invitation à prendre part à une discussion où circulent nos vulnérabilités. Avant même que je sois capable de la formuler ainsi, cette idée est devenue très vite le moteur et l’objectif de tout projet de création dans lequel je m’engageais. C’est le début et la fin de tous mes récits. 


Le mot récit est lourd, en littérature; on a tendance à le placer sous l’autorité de Paul Ricœur et de toute une tradition philosophique et littéraire européenne à laquelle on a recours, en Occident, de façon presque instinctive, voire obligatoire. Ce geste, manifestement inévitable, risque, je crois, d’aplatir le contenu desdits récits, ou les lieux (symboliques et réels) d’où ils s’élaborent. Mais c’est un mot que j’aime parce qu’il est aussi suffisamment flou (je préfère dire pluriel) pour que l’on en entende d’autres : narration, histoire, interprétation, langage, fiction. Pour cette raison, je crois que le mot récit est tout à fait approprié pour approcher les diasporas en tant que méthode, c’est-à-dire en insistant sur les dimensions affective, subjective, étendue, mouvante et indéfinie des diasporas. Vivre dans une diaspora, c’est « [t]o have one’s belonging lodged in a metaphor […]; to inhabit a trope; to be a kind of fiction » écrit Dionne Brand. C’est « to live as a fiction […]. It is to be a being living inside and outside of herself. » (2002, p. 19) Un sujet diasporique, c’est un sujet qui se définit (se dé-finit, ai-je écrit ailleurs avec Benoit Jodoin) par ce qu’il a à raconter, c’est un sujet qui se raconte, qui fait usage des stratégies de la fiction pour faire le récit de ses lieux, de sa mémoire, de ses relations, de ses généalogies, de ses cultures, de ses langues et de ses émotions. Ses contours sont flous, perméables, parce qu’une personne diasporisée est traversée des frontières qu’elle a traversées. Pour dire qui elle est, d’où elle vient, où elle vit et où elle va, une personne diasporisée n’a que des histoires à raconter, à commencer par celles des parcours migratoires, mais aussi celles de ses proches, de ses langues, de ses voix, de la vie qu’elle mène, des vies qu’elle a quittées, de toutes ses vies potentielles, celles qui auraient pu advenir si / qui n’adviendront pas parce que / qui n’adviendront que lorsque /qu’à condition de. C’est pour cela que nous tenons à nos récits, nous les personnes diasporisées, aux récits aussi dérisoires soient-ils, à nos fictions anecdotiques, répétitives, infiniment ressassées tellement leur simplicité est polysémique et productrice d’émotions plurielles. Nous sommes pris·es avec ces récits, pogné·es avec comme on dit, et c’est parce que nous les habitons aussi bien qu’ils nous habitent, ces récits, que nous sommes condamné·es à les raconter, en invitant parfois désespérément les autres à faire pareil, à nous confier leurs propres récits, qu’ils soient complexes ou limpides, ridicules ou grandioses, interminables ou d’une désarmante brièveté. 

C’est une condamnation aux récits, aux micro-récits, aux petites histoires, à une sorte de rumination rythmée qui donne lieu à des formes astucieuses, mais aussi à des non-dits, à des secrets légués d’une génération à l’autre, à de petites gênes devenues hontes monstrueuses, à des langues lacunaires, à des souvenirs mensongers, à des fictions vengeresses, à des deuils accumulés, à de la peur, à de la solitude et à beaucoup d’insomnie. Ces affects se déclinent comme une liste de symptômes d’une maladie incurable. Ils circulent depuis, dans et hors de nos récits que l’on reformule, réagence, partage des milliers de fois, d’une multitude de manières, car nous sommes convaincu·es qu’il n’y a pas de réel sans récit. Avec eux, nous inventons de nouvelles façons d’aimer, bâtissons une certaine compassion pour notre condamnation, apprenons à tenir à notre maladie, transformons notre condition en une chose puissante : une affection. 

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Que racontent nos récits? Notre naissance et nos voyages, bien sûr, les proches que nous pleurons, toutes ces vies abandonnées. Mais ça tient à bien plus, parce que les espaces diasporiques sont des lieux trop instables pour que l’on regarde fixement derrière soi, avec nostalgie, en rêvant au retour éternel à la culture d’une origine unique. Les diasporas, pensées comme des espaces, à l’intérieur de cet occident (post)colonial et néolibéral où nous vivons, offrent « a critique of discourses of fixed origins, while taking account of a homing desire which is not the same thing as a desire for ‘homeland’. » (1996, p. 180) Le désir de faire demeure s’assouvit, bien que temporairement, par les récits que nous partageons, et qui placent, comme l’écrit Avtar Brah, « the discourses of ‘home’ and ‘dispersion’ in creative tension » (1996, p. 183), parce qu’au-delà de l’histoire de l’immigration et de l’arrachement au pays natal, ce sont surtout les affects qui s’expriment, s’affrontent et se nouent, ce sont les affects qui occupent l’espace de toute tension. Ça fait des récits inventifs, complexes, où se renouvellent les langages : des histoires d’amour en langues contraires qui reposent sur des couleurs et des chansons, des traits colorés qui cachent des mots mal traduits, des textures métissées et trouées de regards inquisiteurs, des réponses intraduisibles à des questions brûlantes et des images lumineuses projetés sur une surface d’une fragilité extrême, poussées par des savoirs intimidants mais indispensables. Ça peut être aussi un simple poème. 

Ce sont des récits, des micro-récits, mais je pourrais aussi les désigner comme des contre-récits, des alternatives grandes histoires de l’Occident, aux épopées guerrières, aux mensonges héroïques de nos nations et de nos pères. Je pense, avec Francisca Márquez, que « [l]a construcción de contra narrativas, que evocan y borran sus fronteras totalizantes y homogeneizantes, puede ser un camino fructífero » (2018, p. 38-39), un chemin que l’on parcourt non seulement avec nos corps qui avancent dans l’espace, mais aussi, de façon plus holistique, avec nos émotions qui s’expriment et nos savoirs qui se modulent, qui s’affinent, au fil de nos rencontres, au fil de nos blessures lorsque nous frappons des murs et nous trébuchons contre les lisières. Nos micro-récits sont des contre-récits parce qu’ils expriment à quel point « [l]as fronteras sont siempre lugares que sangran » (2016, Díaz et Mijail, p. 39).

Nos affections diasporiques s’exposent par dispersion, par essais (double sens du mot : tentative et élaboration du savoir), mais aussi par éclaboussements, par éclats de joie et de pleurs, par des cris et des rugissements, par des rires timides et de lourds silences. J’étends peut-être trop la métaphore, ici, on me reprochera d’être opaque, de ne pas utiliser des mots plus neutres et descriptifs – interdisciplinarité, hybridité formelle, transdisciplinarité, performance –, on reprochera à nos récits d’être trop opaques pour être ainsi nommés. « Il faut préserver les opacités » (1990, p. 134), nous rappelle Édouard Glissant. « L’opaque n’est pas l’obscur, mais il peut l’être et être accepté comme tel. Il est le non-réductible » (1990, p. 205), et c’est peut-être là la dimension la plus radicale de nos récits. Nos affections diasporiques invitent à apprécier l’opacité de nos histoires, à en faire une surface pour l’amour et pour les luttes. 

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Quelle place tout ceci occupe dans un pratique curatoriale? Puisqu’il s’agit bien, dans le cas d’Affections diasporiques, d’une exposition dont je suis le co-commissaire, issu du monde de l’écriture et de la littérature. Plusieurs ont théorisé le curating comme une pratique du récit, mais en réalité, je n’ai jamais tout à fait su ce que ça voulait vraiment dire et ce qu’était exactement le travail d’un·e commissaire. C’est depuis un affect désagréable – la honte née d’un sentiment d’imposture – que j’ai pensé ma propre pratique curatoriale dans le cadre de cette exposition où les frontières, les diasporas et les affects devaient, selon moi, se croiser à tout moment et à toutes les étapes du processus. « ¿Vos sabés lo que es la curaduría? », demande Kekena Corvalán. « Yo te lo voy a decir. Dicho de manera llena y accesible, es la tarea de poner en relación, dialogo, orden, relato, un conjunto de piezas artísticas que suelen tener su origen en las artes visuales, pero que están en cruce con la música, la literatura, el teatro… Sería un ejercicio de expansión, buscando y creando sentido. Una acción fronteriza, en el mejor de los casos, que propone un lugar de autoridad y delimitación de esa frontera cada vez que se actualiza narrativamente. » (2020, p. 17) Création de récits par la disposition dans l’espace d’œuvres elles-mêmes récits disposés en images-lumières-textures-sons : être commissaire c’est peut-être, au plus simple, me faire conteur d’une histoire façonnée des histoires des autres; ventriloque plutôt que chef d’orchestre, narrateur plutôt qu’auteur, DJ plutôt que compositeur. Travail d’aménagement guidé par ce que je suis, ce que je sais et ce que je sens, à mesure que s’intensifie la discussion entre les artistes et moi, entre les œuvres et moi, entre toutes les œuvres, entre les affects qui, d’une œuvre à l’autre, traversent les frontières (matérielles, formelles, disciplinaires, linguistiques, mémorielles) qui les séparent. Corvalán a raison de parler de frontières : être commissaire, c’est occuper une position d’autorité à partir de laquelle voir, ou même tracer, les limites et les hiérarchies qui structurent le récit que nous inventons avec l’exposition. Sans être horizontale, cette pratique a un fort potentiel diasporique, car nos récits nous forcent à ne jamais nier l’existence de ces frontières ni à les considérer comme une fatalité. C’est seulement en les touchant, ces frontières, que nous pouvons les redessiner. 

Toucher les frontières, dans les deux sens du terme : physiquement, émotivement. S’appuyer contre les frontières pour les toucher comme on peut être touché·e par les histoires qui les peuplent, par les récits frontaliers qui nous arrachent des larmes, nous font sourire, nous mettent en colère, nous émeuvent, nous déplacent, nous poussent à reconsidérer nos certitudes, à fragiliser les lisières qui risquent de se fossiliser si nous ne les entendons pas, de nous isoler, puis de nous convaincre qu’un seul récit ne vaut, celui du pouvoir, celui coagulé devenu refrain, chant guerrier, hymne national, langue de bois désaffectée. Si toute pratique curatoriale reconduit une forme de pouvoir, elle se diasporise lorsqu’elle libère les affects – ceux des œuvres, des artistes, des visiteur·euses, du commissaire novice que je suis – jusqu’à toucher les frontières qui nous hiérarchisent. C’est ce que Corvalán appelle une pratique curatoriale affective, « un modo particular de organizar relatos sobre la voz colectiva […]. La curaduría afectiva va por la potencia colectiva » (2020, p. 20), écrit-elle, dans une sorte de boucle tout à fait cohérente avec les tracés non-linéaires des récits diasporiques, parce que les potentiels solidaires d’une telle pratique sont à la fois le début et la fin, l’introduction et la conclusion de nos récits. Et tant pis (tant mieux, plutôt) si on se répète, si on se trompe, si on invente, si on ment, si on exhibe à quel point nos affections diasporiques nous rendent contradictoires, tant et aussi longtemps que nous puissions « [o]rganizarnos en la duda, en la incomodidad, en la construcción de vínculos. » C’est ainsi que je perçois ma pratique curatoriale pour nos Affections diasporiques : « La curaduría afectiva es un dispositivo para mostrarnos en todas nuestras contradicciones. » (2020, p. 20)

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Avec l’exposition Affections diasporiques, je croise une série de mots et de concepts qui risquent, à force de trop les définir, d’être tenus à distance des expériences qui les mobilisent, de se vider de leur dimension affective. Mais il faut les déplier, ces mots, c’est un instinct tout à fait nécessaire que de placer les concepts sous des lumières nouvelles pour en revendiquer une certaine appartenance et pour en réévaluer la pertinence dans nos différentes cosmologies. Comment circonscrire sans désaffecter? Je crois que le récit vient à la rescousse de cette aporie : s’il a le défaut de ne pas définir parfaitement (par là j’entends objectivement) ce que l’on nomme, le récit a le potentiel de mieux exprimer la pluralité des usages des mots que l’on choisit de faire nôtres. Mon récit n’est pas très original, ni très extraordinaire, il est une minuscule parcelle parmi tout ce qui s’expriment dans les diasporas. Ces fragments sont donc à lire comme des micro-récits. 

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Un dernier récit. Il y a quelques années, une amie artiste visuelle m’a dit que le mot récit, que je répétais à tous vents pour parler de mes recherches universitaires, était pour elle d’une complexité sans nom, trop littéraire, pas assez visuel. Attirée par le mot comme par le feu, elle sentait néanmoins qu’il coulait comme de l’eau entre ses doigts. Elle disait l’adorer autant que le craindre. Il n’y avait rien d’anodin dans sa révélation, c’était grave : ses joues rougissaient, ses mains tremblaient, elle bafouillait comme si elle me partageait un secret gênant ou un amour interdit. Elle a d’ailleurs utilisé des verbes forts de sens : « j’aime le mot », a-t-elle avoué, puis « il me terrifie ». Elle a pourtant lu sur le sujet, les Ricœur et Butler de ce monde, et tout le savoir (trop) littéraire et philosophique qu’elle accumulait sur le concept la maintenait dans cette sorte d’ambiguïté, dans cet inconfort qui ne semblait pourtant pas la distraire de son inquiétude, qui nourrissait encore davantage sa passion pour cette chose insaisissable. Elle m’a enfin dit « je pense que le récit ne va jamais arrêter de me faire cet effet. » 

Cet effet, c’est de l’affect : sa pensée, son corps et ses émotions étaient simultanément mobilisés, et parce que nous sommes ami·es elle m’a confié son récit en m’invitant à faire de même. Je lui ai parlé à mon tour de ma passion pour ce mot, ce que j’en sais, comment il me déplace, ce qu’il remue en moi, et voilà que nos affects se solidarisaient dans cet échange de récits sur le récit. C’est une chose banale, ce type de conversation survient régulièrement dans le contexte scolaire où nous nous trouvions, mais l’anecdote m’accompagne encore près d’une décennie plus tard. Nous sommes deux personnes nées dans d’autres pays, nous traînons avec nous des histoires issues d’autres cultures, nous avons peur de perdre la mémoire parce que nous savons à quel point nos souvenirs métissés sont précaires. Nous parlons rarement de nos traversées des frontières et de nos exils, mais je crois que notre passion vient de la même affection qui nous pousse à poser un geste aussi politique qu’intime : faire le récit en images ou en mots de la place que nous occupons dans le monde et des chemins spiralés que nous parcourons. Mon amie a donc raison : malgré la banalité de ce que nous racontons, nos récits n’arrêteront jamais de nous affecter, parce que ce sont ces récits qui nous forment.  


Ouvrages cités

Avtar Brah (1996). Cartographies of Diaspora. Contesting Identities. Londres : Routledge. 

Dionne Brand (2002). A Map to the Door of No Return: Notes to Belonging. Toronto : Vintage Canada / Penguin Random House Canada. 

Kekena Corvalán (2020). Curaduría afectiva. Buenos Aires : Cariño Ediciones. 

Jorge Díaz et Johan Mijail (2016). Inflamadas de retórica: escrituras promiscuas para una tecno-decolonialidad. Santiago de Chile : Editorial Desbordes. 

Édouard Glissant (1990). Poétique de la relation. Paris : Gallimard. 

Francisca Márquez (2018). « El museo, los cuerpos y la nación », dans Daniela Berger, Lily Hall et Mette Kjærgaard Præst (dir.), Muros blandos. Ser entre bordes, p. 34-40. Santiago de Chile : Museo de la Solidaridad Salvador Allende. 

Trinh T. Minh-ha (2011). Elsewhere, Within Here: Immigration, Refugeeism and the Boundary Event, Londres : Routledge. 

Qu’est-ce qu’un curating diasporique ?

par Benoit Jodoin

À la suite d’une collaboration au OFFTA, en 2022, le collectif Phorie a invité l’écrivain Nicholas Dawson à collaborer à la production d’une exposition sous le thème de son choix. Suivant la proposition de rassembler des artistes travaillant aux intersections de l’expérience diasporique et des affects, il fallait réfléchir et inventer une pratique curatoriale diasporique. Les fragments qui suivent livrent les apprentissages qui ont mené à cette invention.

1

Le curating diasporique reprend la conception de la diaspora développée par Stuart Hall qui, dans son texte « Identité culturelle et diaspora », se détourne de la définition du motorganisée autour d’une origine précise et commune et du rêve partagé de la recouvrer. Il écrit à propos du mot « diaspora » : « J’utilise ce terme ici métaphoriquement et non littéralement. » C’est-à-dire qu’il pense l’expérience diasporique « dans le ventre de la bête », comme ce qui a à voir avec « l’expérience de la dispersion et de la fragmentation qui est celle de toutes les diasporas forcées », loin d’une recherche de plénitude imaginaire et d’unicité de l’identité. Pour Stuart Hall, « diaspora » est discontinuité, rupture, hétérogénéité, diversité, hybridité, créolisation. C’est une esthétique : faite de croisements, de découpages, de mélanges, elle est fondamentalement génératrice d’un flot d’inventions perpétuelles. Ainsi on pourrait définir le curating diasporique comme une pratique commissariale faite de mouvements qui créent des liens. 

2

S’il est une forme littéraire qui serait de façon inhérente diasporique, ce serait fort probablement le micro-récit, ou small stories, comme les appelle la théoricienne littéraire Magali Nachtergael. C’est qu’elles sont fragmentaires, diffuses, désarticulées, génèrent du sens en demandant au lecteur ou à la lectrice de les assembler pour « recomposer une trame [qui se tient] à partir d’éléments sémiotiques hétérogènes ». Lorsque rassemblés, par exemple dans un espace d’exposition, les micro-récits facilitent la production de narratifs,  de la même manière que l’expérience diasporique, au sens de Hall, génère sans cesse des narratifs de l’identité en convoquant des idées, des images, des objets, des récits. 

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Le curating diasporique se comprend comme la mise en circulation de micro-récits de toutes sortes (citations, impressions, commentaires, textes, cartels, images, projections, textiles, documents, etc.) pour susciter l’invention de narratifs. Chaque œuvre est composée de micro-récits. Chaque œuvre est un micro-récit. Chaque exposition est un micro-récit. Chaque visite est un micro-récit. Ce texte est un micro-récit.


4

Au plus simple, on peut dire que le curating diasporique accueille des micro-récits diasporiques sous toutes ses formes en même temps qu’il cherche à soumettre le faire-exposition à ce qui caractérise l’expérience diasporique. L’hybridation, la dispersion, l’anti-essentialisme, l’hybridité, l’assemblage, le devenir, le positionnement, l’appartenance, la communauté et la décolonisation se transforment en une méthodologie curatoriale expérimentale qui vise à faire circuler des fragments narratifs de vies diasporisées. 


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Pour Franz Fanon, « le monde colonial est un monde compartimenté ». En ce sens, adapté au « monde » de l’exposition, il semble que la décolonisation est un jeu sur ces compartiments, un refus de les reconduire. Le curating disaporique intervient dans tous les champs de la pratique curatoriale, des réseaux sociaux à l’espace physique, en passant par les studios de création et la matérialité affective des artistes et travailleur·euses culturel·les impliqué·es. Il propose un brassage changeant, ambivalent, entre des discours, des espaces, des personnes, des cultures. 


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Nombreuses sont les personnes qui ont récemment rappelé, haut et fort, l’origine étymologique du curating, le latin curare : prendre soin. Si le care est effectivement concerné par la curation disasporique, ce n’est certainement pas pour prétendre que l’exposition ou l’institution qui le reçoit sont des safe spaces. Loin de ce que Elke Krasny et Lara Perry ont appelé le « care washing », nous convoquons ce mot pour rappeler l’incapacité du monde dans lequel nous pratiquons d’être véritablement soigné. Le curating diasporique engage une conscience de l’entre-deux du soin, sans centre ni périphérie, sans origine ni destination. L’éthique disasporique est une conversation qui mène à un compromis et à de nombreux aveux d’échecs. 


7

Le curating diasporique travaille avec des appartenances mises en souffrance par la hiérarchisation des cultures, par la violence coloniale, ses manières d’exclure, d’exploiter, d’isoler. C’est pourquoi, quand il s’énonce, il évite la tonalité enthousiaste et positivement toxique des discours curatoriaux normaux tout autant que le romantisme de l’inclusion multiculturelle. L’horizon diasporique n’est pas une ligne droite. C’est un fragile va-et-vient dont il faut prendre le temps d’écouter la musique dissonante.


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Parce que l’« espace diasporique » n’est ni la maison ni l’ailleurs, mais un entre-deux, l’accrochage n’aboutit pas à un résultat final, pas plus que les œuvres ne trouvent dans l’exposition leur destination ultime. Il faut accepter que l’art se crée entre les lieux, entre les langues, entre les médiums, on dirait « en chemin ». Elles ne sont que de passage, en expansion au contact d’autres, dans l’élaboration d’une communauté à venir. Ce curating est sans domicile fixe.


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La diaspora ne connaît pas de langue unique. Elle ne connaît que des déplacements entre les langues, comme en témoigne le mot anglais « curating » qui n’existe au Québec dans son plein sens que dans la migration d’une langue à l’autre. La diaspora vit entre les langues, comme elle vit entre ses formes d’expression.


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Tout territoire a un potentiel diasporique, mais toutes les personnes ne l’habitent pas de façon diasporique. Pratiquée en terres colonisées comme celle de l’Île de la Tortue, le curating diasporique prend en compte la complexité de sa présence dans un lieu, de ce qu’il lui apporte, sans le dominer, mais en cherchant à susciter l’émergence de communautés affectives plurielles.


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De la même manière qu’une exposition à propos d’expériences diasporiques ne concerne pas que les personnes partageant cette même expérience, le curating diasporique n’engage pas que les personnes issues d’une immigration récente. Même s’il est évident que les implications politiques et affectives sont différentes pour les personnes blanches, ces dernières trouvent dans cette pratique, notamment, de quoi en finir avec l’arrogance culturellement acquise de se sentir collectivement, identitairement, naturellement chez soi, de quoi faire le deuil de la pureté, de l’homogénéité, de la singularité de l’origine. Ce curating reconnaît dans l’exposition élargie une occasion à saisir pour toustes de réfléchir à ce que signifie sortir de ce faux sentiment de confort identitaire, reconnaître la différence entre celleux qui ont été forcé·es de le faire et celleux qui ne l’ont pas été, fragiliser une appartenance au territoire nationonaliste, et enfin améliorer les conditions de partage de ce territoire en troquant l’idéal universel pour le pluriversalisme. Ainsi, la posture de retrait par humilité performée que condamne Audre Lorde, du type « Je ne peux pas vraiment enseigner la littérature des femmes Noires, leur expérience est si éloignée de la mienne », ne saurait se défendre ici, car la diasporisation des territoires habités est une responsabilité collective.


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Oeuvrer à la diasporisation de l’exposition permet de participer à « un changement radical dans la manière de voir le monde, à l’opposé de la vision classique nationaliste, assimilationniste et téléologique, ou bien [à] une transformation radicale du monde lui-même qui serait devenu plus postcolonial, déterritorialisé, mondialisé, transculturel et transnational. » Le message d’une exposition diasporisée est moins la performance de la vertu d’inclusion qu’une reconnaissance de la différence qui dessine les chemins qu’il reste à parcourir.


13

En invitant l’écrivain et chercheur Nicholas Dawson a commissarier sa première exposition, en imaginant une structure d’autorité déléguée du curateur (Nicholas) et de ses assistants (nous), le collectif Phorie n’a pas pour autant accueilli un étranger chez lui. Bien que mieux intégrés au milieu des arts visuels que l’auteur, nous n’y étions pas à l’aise dans la galerie qui nous a gracieusement accueillis. Ainsi notre engagement à répartir le poids du travail concret et à aller trouver des réponses ne s’est pas fait sans maladresses, la charge de travail de Nicholas s’est avérée plus lourde que prévue, et nous avons rencontré quelques limites connues de l’hospitalité : accueillir l’autre dans une culture qui n’est pas la sienne, se retrouver dans une situation où le coût affectif de la vulnérabilité n’a pas été également partagé, etc. Au travers de cette structure imparfaite, affectée justement, depuis laquelle le collectif Phorie a appuyé Nicholas dans sa curation diasporique, les rôles se sont avec le temps clarifiés. La pratique curatoriale diasporique brouille la verticalité du maître et de ses assistants vers un rôle transversal, exercé différemment selon ses compétences et son standpoint, celui d’être facilitateur·rice de rencontres.


14

Le curating diasporique ne refuse pas la fonction d’auteur du ou de curateur·rice. Parce qu’il ne s’agit jamais de donner préséance à un micro-récit sur un autre, il se présente pour ce qu’il est, c’est-à-dire un tour de plus dans la spirale des récits qui accompagnent les vies et les expériences. Nous croyons que chaque forme artistique porte en elle une forme en devenir à saisir, dans le regard, dans la lecture, en parole, en photographie, etc. Le rôle de l’auteur·rice n’est pas celui d’une tête d’affiche. Il est celui, hasardeux, inconfortable, de cellui qui assume pleinement la vulnérabilité de la création par relais de formes.  En ce sens, le curating diasporique est toujours ce qu’on a appelé le commissariat d’artiste : cette pratique reconnaît le potentiel d’une œuvre à susciter d’autres formes à venir, dont l’exposition n’est qu’une performance parmi d’autres.


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Enfin, en complément de ce que propose Stuart Hall, la diaspora conçue comme une méthode curatoriale n’est pas qu’une métaphore, car elle a pour première ambition d’aménager des conditions de visibilité des vies diasporisées dans leur matérialité. Cependant, cette pratique est riche d’une approche littéraire sensible aux politiques de la forme, qui tout à la fois rassemble pour mettre en évidence et se disperse pour distribuer son pouvoir d’agir.De ce fait, le curating diasporique ne nie jamais la réalité de la métaphore, y compris dans sa capacité à susciter de l’inconfort. Pour le dire avec les mots de Ipek Demir, les études diasporiques pensent la diaspora à la fois comme être et comme devenir.

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